Marty! On retourne en 1985!

Rubberband de Miles Davis




Cette phrase du docteur Emmett Brown du film Retour vers le Futur résonne au plus fort à l'écoute de "Rubberband" de Miles Davis. Le 6 septembre 2019, les sessions enregistrées entre octobre 1985 et janvier 1986 par le trompettiste sont sorties et sont désormais disponibles sur tous les formats. On retrouve 11 titres pour la plupart inédits et dont 4 sont chantés. A l'époque, Miles venait de quitter le label Columbia pour signer chez Warner. Du haut de ses 59 ans, il entrait en studio pour nous concocter un mélange de nouvelles idées. La musique se voulait soul, funk teintée d'un groove digne des années quatre-vingts. Les pièces étaient signées et cosignées par Miles Davis lui-même.
Tommy Lipuma, le producteur de Warner à ce moment là refusa de sortir l'album. L'homme d'affaire aux dents longues n'appréciait pas l'orientation musicale de l'oeuvre et n'arrivait pas du tout à se mettre dedans. Il ne partageait pas le même état d'esprit enthousiaste de l'artiste qui contrairement à ses habitudes était d'humeur joyeuse et détendue à cette période très loin de sa réputation froide et sombre.

Il y a 4 ans, les héritiers de l'ex Prince des Ténèbres ont été contactés par Rhino le label de Warner dédié aux rééditions historiques pour sortir les sessions de "Rubberband". Les deux producteurs de l'époque, Randy Hall et Attala Zane Giles se sont occupés de la reprise en main de l'album en compagnie du neveu de Miles: Vince Wilburn Jr qui est aussi un ami d'enfance de Randy Hall et qui jouait de la batterie sur les enregistrements en studio. Avant cela, Miles Davis avait fréquemment joué des extraits sur scène et on avait pu écouter deux titres dans un coffret Warner datant de 2011. Plus tard, en vinyle, un EP était sorti en 2018 avec trois versions différentes du titre "Rubberband of Life" + la version originale de 1985. Les producteurs se sont attelés à la tâche pour redonner vie à cet album et lui permettre de voir le jour. Ils ont ajouté 4 voix pour terminer le travail (en plus de celle parlée si particulière de Miles à la fois grave, envoûtante, susurrée qu'on entend par moments).

Au côté de Miles Davis qui en plus de la trompette jouait un peu de clavier sur certaines compositions, on retrouve le magnifique guitariste Mike Stern (déjà présent sur le CD "The Man With the Horn" qui marquait le grand retour du jazzman en 1981 après 6 ans d'inactivité) sur "Rubberband", Steve Reid à la percussion, Glenn Burris et Michel Paulo au saxophone, Vince Wilburn Jr à la batterie. La voix de la chanteuse Ledisi sur "Rubberband of Life", celle de Medina Johnson sur "Paradise" ainsi que celle de Lalah Hathaway sur "So Emotional" et celle de Randy Hall pour "I love what we make together" complète le groupe. Comme cité ci-dessus, ces parties chantées ont été ajoutées après par les producteurs actuels. En ce qui concerne la pochette, elle est l'oeuvre du trompettiste qui aimait beaucoup peindre.

Regardons les morceaux de plus prêt maintenant! L'album s'ouvre par "Rubberband of Life" aux accents rythmiques hip-hop sur lesquels se posent la voix soul de Ledisi le tout soutenu par une guitare un peu pop. C'est joyeux, on se détend sur un air moderne qui sonne encore étonnamment bien actuellement.

Plus loin, "This is it" nous entraîne dans un univers au mélange funk-pop teinté de jazz et de rock avec une guitare électrique très présente. Cela donne un résultat cool, groove et très agréable à l'écoute.

S'ensuit le sirupeux et décevant "Paradise" dont le steelpan apporte plus d'agacement que de douceur pour nos petites oreilles. Cette sonorité d'Amérique centrale nous emmène au large mais nous avons vite fait de déchanter par ce voyage. On se croirait dans un mauvais Santana tellement on s'ennuie. La joie presque forcée des arrangements ne nous fait pas oublier le côté langoureux et long du morceau. Cela partait certes d'une bonne intention avec notamment la jolie voix de Medina Johnson mais à l'arrivée, c'est une déception. L'originalité à force de tourner en rond s'est perdue dans les eaux des Caraïbes. Et pourtant j'adore la musique latine.

Cette même désillusion se retrouve dans d'autres titres comme "So Emotional" avec la voix de Lalah Hathaway qui est une ballade mielleuse pop-soul arrangée correctement mais trop conventionnelle à mon goût ou sur "Give It Up", dont l'énergie ne parvient pas à masquer l'exécution kitsch à souhait. Même sentiment pour "I love what we make together" (ah bon?Really George?): nous sommes plongés dans un médiocre Simply Red ou un larmoyant Lionel Richie.

Que dire alors de "Carnival Time"? C'est bizarre, étrange. On se sent complètement perdu en l'absence d'un fil conducteur. Les musiciens ont voulu trop en faire et du coup, cela part un peu dans tous les sens. Comme si l'un d'entre eux avait dit: "Si on faisait un truc à la Zappa?" Oui mais attention, Zappa c'est mille fois mieux et cela malgré la complexité de la musique du pompier le plus célèbre de Montreux. Euh... et pour en revenir au titre, il est où le carnaval? Il s'est déguisé?

Dans "See I See", le rythme partait bien, c'était entraînant au début puis on tombe dans une confusion totale avec des harmonies et des mélodies saupoudrées de synthés une nouvelle fois langoureux.

Pour "Echoes in Time / The Wrinkle", ils ont dû malheureusement peut-être invité Eric Serra. Miles Davis et les claviers se font des questions-réponses et ce dialogue de sourds ressemble à de la guimauve. C'était une bonne idée de jouer des impressions et de faire dans le romantisme mais si on arrive au chemin de Chopin et qu'on préfère prendre la route d'un modeste faiseur de sons du grand écran (pauvres musiques de film!), ce n'est à mon avis pas la meilleure solution. C'est à se taper la tête contre les murs et se faire des grands bleus. On enchaîne ensuite avec quelques minutes assez cool mais qui font penser à un plagiat du légendaire Prince. Pour terminer, c'est long, il ne se passe rien, c'est répétitif et on sent là toute la session improvisée. Le mythique et merveilleux "Kind of Blue" de 1959 paraît bien loin.

Le disque se conclut par "Rubberband" qui est aussi le titre de l'album et qui sonne trop pop 80. Vous me direz:"Oui mais il y a des trucs cool, excellents et qui groovent bien dans la pop des années quatre-vingts!" Je suis d'accord avec vous mais n'est pas Michael Jackson ou Quincy Jones qui veut. Par chance, la rencontre avec un certain Marcus Miller allait conduire Miles Davis sur "Tutu" peu de temps après et qui s'avéra d'une bien meilleure qualité que "Rubberband". Le génie du bassiste au slap fabuleux allait se révéler au grand jour.

Heureusement que des bons moments parviennent à pointer le bout de leurs nez sur certaines plages. Mention spéciale à "Maze". Nous avons ici à nouveau un mélange de funk, de pop et de jazz si cher à l'artiste mais cette fois plus original au niveau rythmique. La basse porte mieux le morceau et les mélodies ainsi que les improvisations sont mieux conçues. Au final, cela apporte plus de pêche.

Je suis parfaitement conscient que l'origine de l'oeuvre date de 1985 et que Miles Davis est un mythe, une légende. Peut-être que c'est ma préférence au Miles des débuts, celui d'avant 1981 qui influence fortement mon jugement. Pas forcément car j'aime aussi beaucoup le jazz fusion et le New Urban Jazz d' Erik Truffaz qui fut qualifié de digne héritier de Miles Davis à ses débuts ou encore Marcus Miller (avec le trompettiste ou dans sa magnifique carrière solo). C'est un album mi-figue, mi-raisin avec des hauts et des bas mais malheureusement plus de bas que de hauts et qui relance le débat: "Faut-il sortir des inédits, quelles qu' en soient les raisons?"Doc, on prend la DeLorean? Oui Marty mais pour aller en décembre 1986 plutôt à la sortie de "Tutu". Ne nous égarons pas dans l'espace temps "Rubberband".

Poulos

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