Je déteste la plongée sous-marine!

E.S.T. Live In Gothenburg






E.S.T. !!! Trois lettres qui ont à jamais marqué non seulement l'Histoire du Jazz mais celle de la Musique. Le 25 octobre est sorti sur le label ACT un album live inédit d'un concert datant de 2001 à Göteborg, ville belle et festive de Suède. Le trio était composé d'Esbjörn Svensson au piano, Dan Berglund à la contrebasse et de Magnus Öström à la batterie. Svensson est né le 16 avril 1964 à Västeras et fut bercé dès son plus jeune âge par la musique car sa mère était pianiste classique et son père un grand fan de Duke Ellington. Par la suite, Esbjörn passa beaucoup de temps à écouter les derniers tubes du moment à la radio tout en commençant l'étude du piano. Outre la pop et le rock(qui seront omniprésents dans leurs compositions), ses premières influences furent Keith Jarrett et Chick Corea. Il ne chercha jamais à copier ses maîtres à penser mais plutôt à s'en inspirer tout en développant petit à petit un style très personnel et unique. C'est avec un ami d'enfance, Magnus Öström, qu'il forme son trio en 1990. En 1993, ils sont rejoints par Dan Berglund. La même année sort leur premier disque: "When Everyone Has Gone". En 2002, ils acquièrent une renommée internationale avec le mythique "Strange Place For Snow". C'est la seule formation européenne à avoir fait la couverture du légendaire magazine Jazz Downbeat.

Pour en revenir au live in Gothenburg, il s'agit, selon le pianiste, d'une des plus belles prestations de la formation qui fut active de 1993 à 2008, année durant laquelle Svensson disparut tragiquement dans un bête accident de plongée sous-marine dans l'archipel de Stockholm.

Dans le premier morceau, "Somewhere Else Before", les influences pop sont déjà très marquées. Elles se mélangent au jazz de manière subtile. C'est beau, léger, doux, romantique. Les musiciens se connaissent par coeur et échangent librement. Une interaction grandiose s'installe. La pièce évolue puis à la fin de cette progression, on atteint un sommet pour ensuite retomber et s'éteindre peu à peu. Un schéma émotionnel en triangle propre au trio.

Puis c'est au tour de "Dating" joué dans un tempo medium. Ce jazz-pop est léger et fluide.

Plus loin, "Providence" début avec une intro à la Brad Mehldau au niveau de la conduite mélodique, harmonique et classique. Les deux pianistes ont pratiquement commencé leur carrière en même temps. On peut se demander lequel des deux a le plus écouté l'autre. Deux genres différents, deux styles personnels se sont détachés malgré tout. Une sensibilité inouïe nous envahit puis le rythme devient plus rapide pour arriver à un swing droit et cool. La précision est de mise et cette composition respire la joie. Des questions-réponses se font entendre avec la batterie comme s'il s'agissait d'un jeu. Une vitesse folle alliée à un dynamisme éclatant termine cette oeuvre excellente.

Avec "The Chapel", l'apothéose est atteint. Une beauté, un romantisme inégalé. L'introduction au piano est sublime. Le toucher est somptueux. Ensuite arrive le thème, énorme avec une façon si délicate et solennelle de Svensson de rentrer dedans.

"The Rube Thing" fait penser à la fois à Bach et Mehldau. Ce morceau est doux, riche et on observe une indépendance hallucinante des deux mains. Puis cela devient plus pop, plus moderne. L'entrée du trio est magistrale. Un tempo medium, un swing cool qui balance du tonnerre, un dynamisme de tous les instants, une écoute, un échange, un partage, une technique aboutie, une virtuosité. Rarement un équilibre entre trois musiciens aura été autant réussi. A la fin, la batterie part dans un solo libre puis le thème est rejoué de manière courte avant de conclure.

Et que dire de "From Gagarin's Point Of View"? Une magnifique composition, grandiose, calme, posée. On se détend au son de cette ballade originale et mythique. L'improvisation au piano est superbe. Une des plus belles pièces du disque.

Il y a encore "The Wraith", morceau complètement fou qui laisse la part belle à la batterie qui se lâche sur des rythmes jungle. Le groove est génial! Au milieu, des effets sonores qui rappellent le metal donnent encore plus de pêche. Le groupe utilisa souvent ce genre de procédés.

Les très belles influences de Keith Jarrett se font sentir à la fois dans "Good Morning Susie Soho" et "The Second Page". Le premier bouge à fond sur un groove pop-jazz le tout avec des mélodies jouées en tierce. Un côté presque oriental s'ajoute à cette fête musicale énorme. Sans oublier les effets electro cool! Énorme!
Le deuxième est une ballade pop-gospel avec des harmonies magnifiques. Le romantisme est au rendez-vous. C'est doux, sensible, délicat. Le piano et la contrebasse réussissent à échanger à merveille!

Auparavant, le dissonant "Bowling" était joué pour la première fois en live. Il s'agit d'un blues à la sauce Monk. Cela sent bon le swing. L'atmosphère se veut étrange et joyeuse à la fois. L'émotion est présente tout comme l'énergie. Le batteur se permet même de crier en plein milieu. Les musiciens s'amusent, dialoguent et s'en donnent à coeur joie. On ne voit pas le temps passer malgré la longueur du morceau.

Pour terminer, il y a le chef d'oeuvre absolu du disque: "Dodge The Dodo". On ne pouvait pas rêver meilleure fin pour ce concert de légende. Cette composition jazz-pop est énorme, énergique et si entraînante. Au début, le thème sort de nulle part. Il est porté par une rythmique d'une précision diabolique. Puis une deuxième partie très courte est magnifiquement jouée à l'archet par le contrebassiste.
Ce dernier se lance ensuite dans une improvisation rock qui rappelle une guitare électrique avec ses effets et sa disto. Le piano enchaîne ensuite en commençant par les graves tout en gardant le même dynamisme, simplement sur une note puis il développe le tout. Une progression extraordinaire se met en place. En alternance, Svensson joue en tapant des rythmes à l'intérieur du piano. Cela a pour but de donner encore plus d'effets et d'enthousiasme à la pièce.
Et ce n'est pas fini car des modulations majeures interviennent comme par enchantement dans une atmosphère classique et joyeuse. Ce passage précisément est à tomber! La beauté inouïe de ce moment restera gravée dans les mémoires. A la fin de l'improvisation, un rappel du thème tout doux est joué par le piano. Pour conclure, il sera interprété à nouveau plusieurs fois et le trio s'amusera avec, brodera autour avec même à nouveau quelques sonorités electro à la contrebasse. Magique!

Je pense que c'est un des plus beaux trio de l'Histoire du jazz. Svensson, ange mélodique et harmonique, parti beaucoup trop tôt, a su s'inspirer des plus grands tout en créant son propre style. Il a lui-même été une influence majeure pour les musiciens qui sont venus après. C'est encore le cas actuellement. L'identité du groupe était très forte. Mention spéciale dans cet album à "Dodge The Dodo", plus beau morceau du disque et à "From Gagarin's Point Of View", fabuleuse ballade. Berglund et Öström continuent de jouer et de rendre hommage au regretté pianiste. Svensson nous manque énormément. Si seulement ce jour du 14 juin 2008 il ne s'était pas rendu dans l'archipel de Stockholm pour s'adonner à son autre et maudite passion. Sa musique est éternelle et quand je l'écoute je me dis que décidément, je déteste la plongée sous-marine!

Poulos


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