La Galette du Roi

Common View d'Enrico Pieranunzi







Éternel Enrico Pieranunzi. Le pianiste nous revient avec un nouvel opus dont le titre est "Common View". Le hollandais Jasper Somsen à la contrebasse (qui a déjà joué avec Lynne Arriale, Jean-Michel Pilc et André Ceccarelli) et Jorge Rossy à la batterie (ancien batteur de Brad Mehldau) ont le privilège et l'honneur d'accompagner le maître. La tradition des œuvres exquises est maintenue dans ce disque sorti le 7 février 2020.

Le trio commence avec "Falling From The Sky" qui porte littéralement bien son nom. Un thème constitué de notes descendues du ciel telle une douce pluie après une canicule. Ce morceau fait du bien au moral, il respire et l'atmosphère y est relaxante. Les harmonies sont une fois de plus très recherchées et d'une originalité folle. La virtuosité demeure et la précision répond à l'appel.

Je me permets d'ouvrir une petite parenthèse au sujet des accords car le fait qu'il soient peu communs ou inhabituels n'est pas anodin. En effet, je ne balance pas cela gratuitement pour faire joli. Il ne suffit pas d'ajouter une quatrième note voire plus en utilisant des hauts degrés ou d'effectuer des cadences de style II V I (suite harmonique très répandue notamment dans le jazz) ou de réaliser des substitutions qu'elles soient compliquées ou non ou de procéder à diverses modulations multiples et variées. Je ne vous perdrai pas dans des nombreux détails mais ce qu'il faudra surtout retenir c'est la richesse de ces suites d'accords. Pour la petite histoire, la révolution en la matière a commencé il y a fort longtemps et on ne sait plus qui a fait quoi en premier entre Georges Shearing (le compositeur du fantastique standard "Lullaby of Birdland"), Bill Evans, Lennie Tristano, Paul Bley, Duke Ellington, Thelonious Monk, Martial Solal. Plus tard les choses ont encore largement évoluées avec McCoy Tyner, Keith Jarrett, Chick Corea, Herbie Hancock Michel Petrucciani, Geri Allen puis l'ère de Brad Mehldau et d'Esbjörn Svensson ou plus récemment avec Robert Glasper, Ethan Iverson et Orrin Evans. Chacun a posé une pierre à l'édifice et a donné à son tour un coup de pied à la fourmilière harmonique. Enrico Pieranunzi en fait grandement partie. En espérant que vous soyez d'accord avec mes harmonies ou en harmonie avec mes accords, la parenthèse se ferme ainsi.

Pour en revenir à notre impressionniste romain, "Silk Threads" est une ballade somptueuse. Pieranunzi en digne héritier de Bill Evans ou Erik Satie nous embarque avec un lyrisme hallucinant. Le dialogue avec Jasper Somsen est fabuleux. Un libre échange qui nous laisse sans voix.

Plus loin, "Sofa", aux allures monkiennes et un jeu aux couleurs plus abstraites. Les notes rebondissent, volent légères et subtiles.

Le tempo s'accélère avec "Turn In The Path" et on constate une fois de plus qu' Enrico Pieranunzi n'a rien perdu de sa superbe. Une technique aboutie alliée à un enthousiasme débordant dévalent sur la piste du jazz. A l'arrivée, la musicalité et la rythmique en ressortent vainqueurs.

Avec "Love Waiting Endlessly" au titre fort accrocheur, le romantisme inonde la pièce de sa présence. Un guide vers les sommets émotionnels. Les improvisations d'une beauté inouïe s'enchaînent au piano puis à la contrebasse.

"Perspectives" se veut un peu plus rapide. La jouerie est intacte et au passage on peut admirer quelques block chords façon Oscar Peterson.

Puis vient le moment d' "Instant Reveal I". La main droite caresse le clavier tandis que la main gauche, habile, soutient le tout et porte littéralement le morceau. Les influences classiques se font sentir. Les nuances se parent de leurs manteaux de finesse.

Avec "Who Knows About Tomorrow", la progression harmonique est omniprésente. Un voyage au pays des accords de fortune et de passage. Éblouissant!

"Instant Reveal II" surgit dans un univers plus étrange comme une réponse tout en retenue par rapport à "Instant Reveal I". Ensuite le piano prend possession du morceau et nous fait vibrer.

"Recuerdo" fleure bon le souvenir. Cette composition est tout aussi géniale que les précédentes. Il est rare que la simplicité ait un rencard avec la complexité. C'est fluide, cela paraît facile mais c'est en même temps d'une difficulté extraordinaire. Easy et torché au même moment!

Pour terminer, "Song For An August Evening" est une pièce latine cool à la mélodie merveilleuse interprétée d'abord au piano puis à la contrebasse. La musique sonne comme une douce berceuse et on navigue sur les flots d'une mer tranquille et lumineuse.

Les mots me manquent pour décrire et qualifier une telle réussite. Enrico Pieranunzi, légende prolifique et sensible, continue de nous sortir des trouvailles de son chapeau. Sa palette est infinie. Il tient plus que jamais la forme et nous enchante à chacune des ses sorties. Mention spéciale à "Recuerdo" pour son côté inventif et à "Instant Reveal I" pour sa délicatesse. Je vous laisse, sans plus tarder, déguster la galette du roi.

Poulos


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